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Rougeur et embarras

16 octobre 2011

"Ca vous débagoule des raisons..."

- Eh bien, oui, ma chère petite minette, dit Du Bruel, là, là, ne vous fâchez pas. Nous savons vivre." Il lui baisa les mains et sortit avec moi ; mais furieux. De la rue de la Victoire au boulevard, voici ce qu'il me dit, si toutefois les phrases que souffre la typographie parmi les plus violentes injures peuvent représenter les atroces paroles, les venimeuses pensées qui ruisselèrent de sa bouche comme une cascade échappée de côté dans un gros torrent. "Mon cher, je quitterai cette infâme danseuse ignoble, cette vieille toupie qui a tourné sous le fouet de tous les airs d'opéra, cette guenipe, cette guenon de Savoyard ! Oh! toi qui t'es attaché aussi à une actrice, mon cher, que jamais l'idée d'épouser ta maîtresse ne te poursuive ! Vois-tu, c'est un supplice oublié dans l'enfer de Dante ! Tiens, maintenant je la battrais, je la cognerais, je lui dirais son fait. Poison de ma vie, elle me fait aller comme un valet de volet !" Il était sur le boulevard, et dans un état de fureur tel que les mots ne sortaient pas de sa gorge. "Je chausserais mes pieds dans son ventre ! - A propos de quoi ? lui dis-je. - Mon cher, tu ne sauras jamais les mille myriades de fantaisies de cette gaupe ! Quand je veux rester, elle veut sortir ; quand je veux sortir, elle veut que je reste. Ca vous débagoule des raisons, des accusations, des syllogismes, des calomnies, des paroles à rendre fou ! Le Bien, c'est leur fantaisie ! le Mal, c'est la nôtre ! Foudroyez-les par un mot qui coupe leurs raisonnements, elles se taisent et vous regardent comme si vous étiez un chien mort. Mon bonheur ?... Il s'explique par une servilité absolue, par la vassalité du chien de basse-cour. Elle me vend par trop cher le peu qu'elle me donne. Au diable ! Je lui laisse tout et je m'enfuirai dans une mansarde. Oh! la mansarde et la liberté ! Voilà cinq ans que je n'ose pas faire ma volonté ! "

Balzac, Un prince de la bohème.

 

 

Balzac, bien sûr ; Balzac, faux lourdaud, qui sait à l'occasion être féroce, et quelle patte ! Ce "débagoule" tend la main à l'autre assassin des Lettres, le duc de Saint-Simon. Débagouler, c'est au sens propre, dégueuler, en Provence. On pourrait s'arrêter de même à tous les mots. Une guenon est juchée sur l'épaule d'un petit ramoneur savoyard, au lieu d'une marmotte dans la poche. Gaupe, guenipe, dans le même sac que souillon : femme sale, négligée. Le valet de volet, c'est, m'apprend une note, un contrepoids permettant de ramener un volet en position fermée.

On peut voir dans le flux d'invectives les images qui ricochent. De la crasse de la guenipe aux joues noires de suie du ramoneur. La ménagerie et la vassalité, dans un beau bestiaire : guenon, chien vivant ou crevé. Le fouet de la toupie, c'est-à-dire la ficelle qui permet de la faire tourner, qui est d'abord la musique animant la femme-pantin, mais qui participe aux images en creux de l'esclavage: le valet, la basse-cour, la servilité, la fuite ! Fureur de faible, de bravache, de tendre ; fureur d'amoureux : une belle gradation inversée, " je la battrais, je la cognerais, je lui dirais son fait", dit clair qu'il n'en fera rien...

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5 août 2010

Marche aussi avec les orteils

fillette_chiffre

Long time no see. "Ce sont les honnêtes filles qui tiennent un journal. Les autres n'ont pas le temps."   (Tallulah Bankhead - une actrice, je crois). Enfin, c'est fini, fini...

En guise d'apéritif et de remise en train, je propose un petit exercice de prestidigitation mathématique, qui ravivera vos souvenirs émouvants des années d'école primaire, qui vous plongera malgré vous dans des mimiques ridicules, et qui vous permettra de subjuguer les enfants de moins de huit ans, ébahis non plus de votre mémoire mais de votre soudaine maestria chiffresque : je vous propose la méthode pour... talalam-talam... multiplier avec ses doigts.

Oui, parce que les nécessaires tables, à APPRENDRE PAR COEUR, c'est bien joli, mais, si les tables de 2, de 5, à la limite celles de 3 ou 4, sont relativement faciles à mémoriser, ce qu'il a fallu en baver pour les chiffres au-delà ! Comment éviter d'apprendre ces tables-là (le recours à la calculatrice, discrètement sous le pupitre, n'étant pas une option recevable)?
Eh bien, voilà comment s'en tirer, en n'ayant retenu que les "petites" tables de multiplication.

Je décrète que chacune de mes mains représente un chiffre, et je commencerai à compter les doigts à partir de 5.
Le 5, c'est donc, un poing fermé.
Le 6, le pouce levé.
Le 7, pouce et index.
Le 8, itou avec le majeur.
Etc... 10, c'est les cinq doigts levés.
Le résultat de la multiplication de mes deux mains, pardon: de mes deux chiffres, sera alors tout simple à obtenir:
     - le chiffre des dizaines sera l'addition des doigts levés;
     - le chiffre des unités sera la multiplication des doigts baissés.

Exemple:  8 fois 8.
Chaque main a 3 doigts levés (et donc, sauf accident ultérieur, 2 doigts baissés).
1er chiffre: 3+3=6 (- soit, soixante).
2e chiffre: 2x2=4
Résultat: 64

Un autre? 9 fois 7.
Une main à 4 doigts levés, une autre à 2.
Ça donne, pour les dizaines: 4+2=6.
Pour les unités: 1x3=3.
63. Oh, mon Dieu. Je suis devenu le dompteur des "grands chiffres", le magicien des tables; les Bons Points viennent pépiant, depuis la boîte en fer blanc de la maîtresse, me picorer dans ma main.

En fait ça marche aussi au-delà et en dessous, mais alors, il va falloir des ressources en abstraction, parce qu'il faudra imaginer une main extensible avec des doigts supplémentaires, et sa contrepartie: des doigts négatifs.
12 x 9 ?
Facile, j'ai du coup 7 doigts levés, à la première main ! Eh ouais, je suis comme ça... Par contre, j'ai (-2) doigts baissés du coup.
Et donc?
Et donc: 7+4=11; pim!: 110.
Auquel j'additionne: (-2)x1=-2.
108. Ouf!

C'est déjà plus galère, et s'adresse au collégien.
Et je n'explique même pas la bouillie que donne le calcul d'un simple: 2x1 ! N'empêche que ça marche aussi bien.

Et le pourquoi du comment, au fait?
Là, on saute encore d'un niveau: c'est pour le lycéen.
Soient a et b, mes deux nombres.
Je fais le calcul suivant de deux termes:
les "dizaines": (a-5)+(b-5) 
les "unités": (10-a)x(10-b).
Mon opération est donc: R  =  10x[(a-5)+(b-5)]  +  (10-a)x(10-b)]
Si je développe: R  =  (10a + 10b - 100)  +  (100 - 10a - 10b + axb)
R  =  a x b.
On retrouve bien le résultat de la multiplication voulue.

Youhou.

7 juin 2010

La beauté facile et c'est heureux

love

Dans une introduction à des poèmes de Paul Eluard,  je me souviens que le préfacier relevait la fréquente occurrence, jugée caractéristique, de l'adjectif "facile" dans les vers d'Eluard, poète de l'amour, poète de la phrase fluide d'évidence. Je n'ai pas d'exemple en tête, hors ce : "J'ai la beauté facile et c'est heureux".

Cela m'est revenu, dans la réflexion de ces derniers jours - car même ébloui, j'ausculte, je dissèque, j'analyse, essayant de mieux comprendre la saveur inconnue de sa compagnie. J'en arrive à ceci: que le véritable don, celui qui subjugue, celui qui attache, c'est ça, c'est celui-là: le don de la facilité. Pas dans le sens, dégradant, péjoratif et souvent misogyne, d'une Marie-couche-toi-là au cœur d'artichaut. Mais ce don magique, de rendre tout facile, évident, naturel autour de soi. Les obstacles se lèvent, la muraille était de sable, les barrières s'enjambent finalement - eh, t'as vu, sans même toucher! Les dogues, langue pendante, frétillent à vos pieds; les portes qu'on a jamais poussées s'ouvrent d'elles-même à deux battants; les étrangers l'un à l'autre plaisantent sans rougir. Car voilà: sous sa volonté souriante, l'impossible se réalise soudain, comme on vole en rêve; l'incommensurable, l'irréductible, la taboue, l'infinie distance de lèvres à lèvres, n'est plus. Et je comprends alors, dans une fulgurance, que je n'ai jamais rien su.

26 mai 2010

Blanchette

blanchette2

De ce qu'était notre village à l’entre-deux guerres, il faut se représenter un petit groupe de maisons serrées sur la rive gauche d’une rivière - celle-ci serpentant ensuite jusqu’à la grande ville proche, qui n’avait pas encore dévoré tous les hectares de cultures et de friches qui nous en séparaient. Les bâtisses étroites, aux murs blanchis à la chaux, aux toits de tuile écrasés par le soleil, longeaient le cours d’eau et de là, reculaient, escaladaient la butte, entouraient la vieille église romane d’un réseau de ruelles sinueuse, à peine assez larges pour laisser le passage au bât des mulets ; puis, comme s’essoufflant, elles s’arrêtaient à mi-hauteur de la pente, abandonnant le haut de la colline à un bosquet de grands pins parasol. En amont et en aval du village, c’étaient, disséminés dans la plaine, entre champs, vignes et garrigue, de modestes mas et quelques villas de campagnes et leur allées de platanes.

Qu’il ne s’agisse pas de repeindre le passé d’une nostalgie mensongère. Les temps d’alors étaient durs et dans les ruelles industrieuses du village, parmi les habitants gagne-petit, on croisait mendiants et traîne-savates ; mais alors, si leur sort laissait comme aujourd'hui indifférent, ils étaient du moins connus, acceptés, reconnaissables et à défaut de nom, affublés d’un sobriquet. Je vais conter ici la vie de l'un d'eux. C’était un noir taciturne, des colonies, un taiseux, toujours revêtu de ses vieux vêtements militaires impeccablement propres. Il glanait les restes sur les marchés, les déchets des halles ; puis sa tournée finie, s’en allait couler le reste du jour dans un café, pour regagner à la nuit la cabane en boîtes de conserve qu’il s’était construit sous le grand pont. Comment, et après la fin de quelle conscription, avait-il abouti ici, personne n’aurait pu le dire. Railleurs et désinvoltes, les gens l’appelaient Blanchette. Et que ce surnom évoque les contes est un hasard heureux, car, pour les enfants les plus impressionnables, il était un véritable personnage, celui qu’au détour d’une promenade, ils montrent du doigt dans un chuchotement à leurs mères rougissantes, qui les grondent aussitôt. Une incarnation tout à la fois de l’Autre, du Sauvage, de l’Ogre, d’ Hannibal et du Sorcier païen, inaccessible, fier, sombre, indifférent. Des pêcheurs de carpe ne contaient-ils pas l’avoir surpris un matin, en pleine invocation, face tournée vers le flot dans quelque rite énigmatique ?

Puis il y eut cette nuit terrible. A l’époque, ni les rives ni, plus en aval, l’embouchure sur la mer, n’avaient été encore aménagées, et dans cette région d’orages violents, la rivière pouvait se déchaîner, en crues aussi rares que brutales. Cette nuit-là, le niveau de l’eau monta très vite ; mais dès les premiers instants, Blanchette, sonnant de son clairon, donna l’alerte, tirant les habitants du lit, qui eurent à peine le temps de sortir de leur maison. La crue, pourtant exceptionnelle, ne fit grâce à lui aucune victime, noyant seulement des maisons et défonçant quelques murs. Dès lors, quoique toujours tacitement, il devint un personnage, protégé et considéré d’une certaine manière. Sa vie n’avait pas changé, il menait la même existence étriquée, mais s’en sortait mieux ; parfois, quelque bonne âme lui réservant qui des restes, qui des légumes, ou déposant anonymement une vieille couverture à sa cabane. (Il croisa des anciens combattants, des mutilés lui rendant le salut réglementaire ; des ménagères le suivaient des yeux depuis le palier ; il put lire parfois dans le regard des villageois, qu'il avait une place, comme vigie, comme sentinelle, l’intercesseur auprès du djinn de la rivière. S’en émut-il ? Je le pense.)

Passèrent quelques années. Il vivotait, inchangé, muet gardien tutélaire, passant à présent le plus clair de son temps au café à vider les verres que le cabaretier n’osait lui refuser, ou à somnoler assis, un récent melon noir rabattu sur ses yeux, à la canaille, avant de tituber à sa cabane. Et c’est ainsi qu’une nuit, il ne se réveilla pas lorsqu’une faible crue apparût de nulle part et l’emporta dans son sommeil, lui et lui seul, comme si le Génie de la Rivière auquel il croyait, se vengeait enfin des morts dont il l’avait privés autrefois.

13 mai 2010

Frankenstein a mal dormi

lumieresTrois heures du matin, et d'un sursaut je m'éveille, bondissant hors du lit, glacé d'angoisse: bon sang, il y avait une erreur dans mon document qui m'a échappé, et trop tard, je l'ai envoyé, mais quelle andouille, quel crétin!

Incompréhensible mécanique. Ce devait être aujourd'hui férié, aucune raison donc de cogiter, j'étais parti pour rêver béatement:  idylle, pastorale, lupanar ou pour un grand coma blanc. Et, en tâche de fond, sans que je le lui ai demandé, mon cerveau à mon insu retournait les actions du jour passé, comme on retourne des pierres, vérifiant que tout se tient et que deux et deux font bien quatre. Jusqu'à détecter l'erreur fatale qui m'a tiré du lit. Je ne suis pas même le maître chez moi...
L'anecdote réveille de vieilles fascinations. Les "neurosciences cognitives"... Les neurosciences cognitives désignent le domaine d'étude des mécanismes neurobiologiques qui interviennent dans la cognition, soit ce qui nous fait homme : perception, motricité, langage, mémoire, raisonnement, émotions. De façon plus large, on considère toutes les sciences cognitives, qui vont aussi bien de la psychologie (cognitive) à l'imagerie cérébrale et à la modélisation. N'empêche que je n'en démords pas : un habillage moderne, permis et honorable pour se sentir un Docteur Frankenstein, les doigts pataugeant dans la tête ouverte du cobaye, à triturer de la bouillie grise, tandis que les éclairs zèbrent la nuit à travers la meurtrière.

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11 mai 2010

Rêve de Babel

immeubleA l’échelle de la planète, le temps ne se divise plus seulement en différents fuseaux horaires, mais aussi en différents calendriers. Dans tous les pays, nous sommes le 11 Mai ; mais ce jour correspond pour tel pays à un mardi, pour tel autre à un jeudi, pour un troisième à un dimanche. Les samedis et dimanches étant rigoureusement, fanatiquement, des jours de congés, tout s'arrête ces jours-là : travail, machines, loisirs, vie. Chaque jour, sur le globe, les habitants de pays entiers entrent en léthargie, dans une éphémère hibernation, parce qu’on se trouve en week-end sur leur sol.

Et il est impossible de connaître exactement quel est ce découpage en fuseaux journaliers. Il existe bien un Office de Standardisation du Temps, mais les demandes des particuliers échouent et se noient dans des méandres bureaucratiques. Il faut s’en remettre à des oracles, à des manuscrits erronés ou obsolètes, voire à des escrocs. C’est donc un véritable casse-tête de voyager, de contacter à quelqu’un à l’étranger, de communiquer d’Etat à Etat, de concevoir des actualités télévisées mondiales. Les avions longue ligne décollent, mais ne savent pas s’ils pourront atterrir ; les numéros de téléphone internationaux sonnent dans le vide, sans qu’on puisse savoir si c’est parce que le correspondant ne décroche pas ou parce que le pays est en congés de fin de semaine. Le contact est rompu aux frontières ; les routiers et les voitures doivent parfois attendre quarante-huit heures en longue files anarchiques pour pouvoir franchir les barrières douanières.

Quant à moi, dans un bureau vide, je brassais d’immenses rouleaux de jeux de données ; je me débattais contre cet état de fait, cherchant désespérément dans des grilles et almanachs douteux, une date correspondante dans tous les pays à un jour travaillé de la semaine, une sorte de journée universelle, en vain.
Et tout baignait dans cette atmosphère poisseuse, insidieusement cauchemardesque. La conscience soudaine et glacée d'une incommunicabilité complète, difficulté imprévue et insoluble. Une catastrophe semblable à la malédiction lancée sur Babel par un Dieu en courroux, inventant les langues pour mieux nous diviser. Un piège diaboliquement simple, se refermant sur nous. Dies Irae.

10 mai 2010

Belle van Zuylen

500px_Isabelle_de_Charri_re___Jens_JuelIsabelle de Charrière, ou de son nom de jeune fille Belle van Zuylen (nom idéal pour variété de pomme de terre), femme de lettres suisse de la fin du XVIIIe assez méconnue de nos jours, a laissé dans l'histoire de la littérature une énigme: ses romans épistolaires, que je ne lirai sans doute jamais, n'ont pas de fin et restent sans conclusion.


Sa correspondance avec le jeune Benjamin Constant ne manque pas d'intérêt. Significatif est le style heurté, elliptique, d'anecdotes qu'on ne conte pas et qui se comprennent à demi-mot, d'un nom propre remplaçant une histoire, de mots évidemment placés pour se piquer d'esprit et ces longues digressions de caractère qui datent d'une époque où les âmes se disséquaient, d'abord en salon, puis sur la table d'écriture (au boudoir aussi pour les chanceux). On reprend par moments intérêt pour le contenu même : notamment lorsque vers 1795 son petit protégé se fait subjuguer par Mme de Staël, future amante de Constant et la jeune rivale littéraire qui ne va pas tarder à définitivement éclipser la renommée de Mme de Charrière; on a alors droit à de beaux accès d'aigreur et de mauvaise foi.


"J'ai tout reçu. D'abord une lettre qui m'a presque fâchée. Il me semble qu'elle n'était ni de vous ni à moi et j'aurais volontiers chargé quelque Cideville ou Albergotti de répondre. C'était bien superflu alors de me dire que vous lisiez les lettres de Voltaire (on le voyait bien au style) et c'est toujours bien inutile de me dire du bien de cet homme qui louait, prêtait, donnait quand il avait quelque service à demander, quelque livre ou pièce de théâtre à faire applaudir et qui hors de là ne se mettait en peine de personne, qui n'aima jamais personne, pas même sa Châtelet, et qui sut si âprement haïr et si cruellement déchirer ceux qui avaient le moins du monde égratigné son amour-propre.
Roquet aimable et joli et caressant est venu bientôt prendre la place du disciple de Voltaire. Comme il a été reçu ! comme Barbet a ri ! comme il a passé sa patte sur le front de Roquet. Jamais Roquet n'a été accueilli de la sorte. Barbet aurait bien vite griffonné la réponse demandée qu'il aurait adressé "à Roquet chez le cousin de Roquet seigneur de Fantaisie" si heureusement des lettres très pressées n'eussent pris son temps. La réponse se faisait à part soi ; la nuit, le soir, en allant et venant, en parlant à d'autres, seulement elle ne s'écrivait point, mais on allait l'écrire quand une troisième lettre est venue dire que ce n'était pas en Hollande qu'il fallait envoyer ce qu'on écrirait. Cette dernière lettre m'a touchée et occupée et m'occupe et me touche.
"

(à Benjamin Constant - le 08 Janvier 1791)

3 mai 2010

Bad joke

fantomeSa volubilité et son allant confiant la lançaient dans des tirades, que son excellente maîtrise du français n'empêchait pas de dériver, et naissaient alors à mon muet ravissement, des petits miracles d'expression: par des menus escamotages de syllabes, des mots inappropriés ou étrangement placés, par son accent onctueux, estompant quelques consonnes rugueuses. Je ne me lassais du sortilège. Des petits riens, des sentences empreintes d'une poésie involontaire, suaves et poignantes, m'entrant au cœur comme en du beurre.

Mais à quoi bon? Les mots semblent impuissants à traduire le charme inexprimable que j'y trouve, et voudrai-je reproduire les tournures magiques qu'elles ne toucheraient pas, sans le son, les yeux, la moue. Et je m'empêtrerais dans les explications inutiles, comme qui s'englue dans une blague difficile, bredouillant et agitant les mains face à son bourreau, de marbre.

"Et maintenant...", - s'épanouit, les yeux pétillent, "Dis-moi des choses!".
Je lui en dis. Mais pas ma pensée: qu'elle venait de parler comme en un Ellroy, où le flic ripou pourtant aguerri se brûlait les ailes pour les mots d'une femme à nulle autre pareille. Hors sujet.

30 avril 2010

Amourette

briza3Soufflé de pissenlit et mâchouillage de brôme ne sont pour moi que pis-aller; ne compte que l'amourette.
Jamais d'autre comme elle. Son nom, tard appris, fut une révélation: "amourette", d'autres auraient donc partagé ma prédilection pour elle?

Jusqu'à sa petite taille est un charme. Il faut se baisser un peu: l'amourette se mérite.
On agrippe à la base de la panicule les fines tigelettes dressées et tremblotantes. La paume, tournée vers le ciel et se levant lentement, laisse glisser les tiges de l'inflorescence entre majeur et annulaire à peine écartés. Se détachent alors doucement, avec de minuscules déclics convaincants, les épillets orbiculaires, venant rouler pour se poser entre deux rides, au creux de la main; petits pois minuscules qu'une torsion de poignet dispersera bientôt à la ronde. Le tout machinalement opéré compose en définitive un des gestes les plus satisfaisants pour la main qui soient. Fruits d'une longue évolution, de toute évidence nous nous sommes d'ancêtre à ancêtre dotés de doigts à cette seule fin. Leurs fantômes jubilent et se congratulent dans la pelouse, tandis que, d'herbe en herbe que je dépouille sans y penser, je rêve aux anges. Mignonne, allons cueillir l'amourette.

29 avril 2010

Copie blanche

Photo_216Je rends presque toujours copie blanche.
Je n'ai jamais su raconter d'histoires, seulement en griffonner pour d'autres, en passant, en diagonale, d'une main brouillonne.
La seule histoire que j'écris et réécris, je la porte en moi, mais sa signification m'est obscure. Je ne puis la raconter qu'en fermant les yeux. Si je m'y plonge au hasard, c'est toujours la dernière ligne que j'écris, sans rien y comprendre. Il me faut alors repartir, plonger à la pêche aux images, barboter entre châteaux et saisons… C'est une histoire longue de plusieurs kilomètres, encerclée par une chaîne de montagnes, sur les pentes desquelles des chercheurs d'or retournent patiemment les pierres, à longueur de journée. Toujours un sommet blanc surgit à la fin de chaque paragraphe. Je m'y élance et, en m'éveillant, je suis à moitié enseveli, suant et glacé, dans un lourd linceul de neige, que dégagent d'innombrables petites mains, celles de secouristes de montagne pas plus grands qu'une fourmi.
Pour sauter d'une idée à l'autre, il me faut un élan démesuré, et quand l'encre sèche, les congères sont si hautes qu'il me faut me hisser sur la pointe des pieds pour entrapercevoir autre chose que du ciel bleu.
S'engage alors un combat féroce ! Tracer une piste en refoulant la neige, en s'agrippant de prise en prise, un enjambement de crevasses béantes, un buté contre des surplombs verglacés, un dégringolé de caillasses noires aux gueules de cerbère, et, sur la dernière barre rocheuse annonçant la fin de la moraine, un enflement, inextinguible, celui du désir de se sauver, à la course, et sans prendre garde aux fissures de l'avalanche naissant sous les souliers.
Le réveil sonne la fin de la dégringolade et, quand mes yeux s'ouvrent, je me découvre agenouillé entre deux phrases, tout étourdi. Je me bâtis un chalet refuge à la hâte pour panser les plaies et les gerçures, au creux d'une histoire que personne d'autre ne peut écrire, personne et moi non plus.
Les doigts gelés, je rends copie blanche.
Je rends copie blanche parce que les histoires se paient trop cher.
Je plains ceux qui lisent clair en eux des histoires et n'ont pas de mains pour les écrire.

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Rougeur et embarras
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Rougeur et embarras
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