Rêve de Babel
A l’échelle de la planète, le temps ne se divise plus seulement en différents fuseaux horaires, mais aussi en différents calendriers. Dans tous les pays, nous sommes le 11 Mai ; mais ce jour correspond pour tel pays à un mardi, pour tel autre à un jeudi, pour un troisième à un dimanche. Les samedis et dimanches étant rigoureusement, fanatiquement, des jours de congés, tout s'arrête ces jours-là : travail, machines, loisirs, vie. Chaque jour, sur le globe, les habitants de pays entiers entrent en léthargie, dans une éphémère hibernation, parce qu’on se trouve en week-end sur leur sol.
Et il est impossible de connaître exactement quel est ce découpage en fuseaux journaliers. Il existe bien un Office de Standardisation du Temps, mais les demandes des particuliers échouent et se noient dans des méandres bureaucratiques. Il faut s’en remettre à des oracles, à des manuscrits erronés ou obsolètes, voire à des escrocs. C’est donc un véritable casse-tête de voyager, de contacter à quelqu’un à l’étranger, de communiquer d’Etat à Etat, de concevoir des actualités télévisées mondiales. Les avions longue ligne décollent, mais ne savent pas s’ils pourront atterrir ; les numéros de téléphone internationaux sonnent dans le vide, sans qu’on puisse savoir si c’est parce que le correspondant ne décroche pas ou parce que le pays est en congés de fin de semaine. Le contact est rompu aux frontières ; les routiers et les voitures doivent parfois attendre quarante-huit heures en longue files anarchiques pour pouvoir franchir les barrières douanières.
Quant à moi, dans un bureau vide, je brassais d’immenses
rouleaux de jeux de données ; je me débattais contre cet état de fait,
cherchant désespérément dans des grilles et almanachs douteux, une date
correspondante dans tous les pays à un jour travaillé de la semaine,
une sorte de journée universelle, en vain.
Et tout baignait dans cette atmosphère poisseuse, insidieusement
cauchemardesque. La conscience soudaine et glacée d'une incommunicabilité complète, difficulté imprévue et insoluble. Une catastrophe
semblable à la malédiction lancée sur Babel par un Dieu en courroux,
inventant les langues pour mieux nous diviser. Un piège diaboliquement
simple, se refermant sur nous. Dies Irae.